Renaud Vivien, chargé de recherche et de plaidoyer à Entraide et Fraternité, nous explique les spécificités de la dette congolaise, pourquoi la dette est un des principaux obstacles à la souveraineté alimentaire, et aborde la situation de la dette belge.
Entraide et Fraternité : Pourquoi la dette de la République démocratique du Congo est-elle un cas emblématique de dette odieuse ?
Dette odieuse ?
Selon la doctrine juridique de la dette odieuse théorisée par Alexander Sack en 1927, une dette est « odieuse » lorsque deux conditions essentielles sont réunies : (1) l’absence de bénéfice pour la population : la dette a été contractée non dans l’intérêt du peuple et de l’État mais contre son intérêt et/ou dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir ; (2) la complicité des prêteurs : les créanciers savaient (ou étaient en mesure de savoir) que les fonds prêtés ne profiteraient pas à la population. Selon cette doctrine juridique, les dettes odieuses doivent être annulées.
Renaud Vivien : Pendant plus de vingt ans, le Congo a été dirigé par Mobutu, qui était soutenu par les puissances occidentales, y compris la Belgique, les États-Unis, la Banque mondiale et le FMI. Ces grands créanciers ont soutenu Mobutu jusqu’à la fin de la guerre froide. Quand le FMI et la Banque mondiale prêtaient de l’argent à Mobutu, ils savaient que ces sommes, pour l’essentiel, ne serviraient pas à aider la population. En 1982, la corruption du clan Mobutu a d’ailleurs été dévoilée au grand jour dans un rapport officiel : le rapport Blumenthal, du nom de son auteur. Mais à la sortie de ce rapport, rien ne change. Les créanciers continuent de prêter à Mobutu. L’intérêt de la population congolaise n’était donc pas du tout pris en compte. Seul comptait le soutien à un dirigeant politique aligné sur les intérêts de l’Occident pendant la guerre froide. Dans ce cas-ci, la dette a été utilisée comme une arme géopolitique aux dépens de la population. Nous sommes donc bien face à une dette odieuse qui devrait être annulée sans condition.
Soulignons aussi que le droit international a été violé dès les premières années qui ont suivi l’indépendance du Congo, en 1960, avec le transfert de la dette coloniale sur le Congo. Dans les années 1950, la Belgique emprunte de l’argent à la Banque mondiale pour exploiter sa colonie et ses richesses naturelles. Lorsque le Congo devient indépendant, la Belgique et la Banque mondiale se mettent d’accord pour que cette dette de la Belgique soit payée par le Congo. Il s’agit ici d’un transfert de dette coloniale, une pratique tout à fait illégale en plus d’être illégitime.
Entraide et Fraternité : Quel est le lien entre la dette et la souveraineté alimentaire/l’accès aux ressources ?
Renaud Vivien : La dette est insoutenable humainement d’un point de vue social et écologique. Pour rembourser leur dette, les pays du Sud exportent leurs ressources naturelles. L’exploitation effrénée de ces ressources, c’est ce qu’on appelle l’extractivisme et cela a un impact considérable sur l’environnement.
La dette est également un obstacle à la souveraineté alimentaire car les pays endettés perdent la maîtrise de leurs politiques, y compris en matière agricole. La souveraineté alimentaire, c’est le droit pour les populations de choisir leur alimentation, de choisir quel type d’agriculture elles veulent. Or, dès les années 1960, la Banque mondiale a encouragé les pays du Sud à se spécialiser dans la culture de produits d’exportation (café, cacao, thé, huile de palme, etc.) et à délaisser l’agriculture vivrière afin de rembourser leurs dettes. Cette spécialisation a rendu les pays du Sud dépendants des cours des matières premières fixés dans les bourses situées au Nord (Chicago, Londres, etc.) et donc, de plus en plus vulnérables aux chocs extérieurs. Ce modèle de « développement » promu par la Banque mondiale, basé sur l’endettement et l’exportation, a créé les conditions de l’éclatement de la crise de la dette du Tiers Monde en 1982. Cette crise de la dette a débouché sur la mise en place des funestes « plans d’ajustement structurel » imposés par le FMI, qui ont eu également un effet dévastateur sur la paysannerie locale et annihilé toute possibilité de souveraineté alimentaire.
Prenons l’exemple d’Haïti. Avant l’intervention du FMI, Haïti produisait suffisamment de riz pour toute sa population. Mais, dans les années 1990, le FMI a imposé la réduction des tarifs douaniers sur le riz. Les droits de douane sont passés de 35 % à 3 %. Finalement, le riz étranger, de moindre qualité et qui vient de plus loin, a inondé le marché haïtien, parce qu’il n’y avait plus ce tarif douanier qui faisait que le riz haïtien, de meilleure qualité et produit localement, était plus compétitif. Avec cette réduction drastique des tarifs douaniers, les agriculteurs haïtiens ont perdu leur travail. On estime aujourd’hui que 80 % du riz consommé est importé. On voit donc, avec cet exemple, comment la dette prive les pays endettés du droit de définir leur propre politique agricole, détruit la petite paysannerie et rend la population dépendante des importations, voire de l’aide alimentaire internationale.
Entraide et Fraternité : Quelle est la situation de l’endettement en Belgique ?
R.V. : En Belgique, avant même la crise sanitaire, la dette publique avoisinait déjà 100 % du PIB. Le poids de cette dette va encore augmenter avec cette crise. Dans le cadre de notre campagne pour annuler les dettes du Sud, nous avons lancé une pétition avec six autres organisations : Mémoire coloniale et Lutte contre les discriminations, CADTM, CNCD-11.11.11, 11.11.11, OXFAM Belgique et Broederlijk Delen. Une des demandes de cette pétition est de réaliser un audit de la dette au Sud mais nous devrions également le faire en Belgique. En effet, le but d’un audit est de provoquer un débat démocratique pour comprendre pourquoi et comment on s’endette. Cela permettrait de comprendre d’où vient cette dette belge. Dans les médias dominants, on parle sans arrêt de la dette comme quelque chose qu’il faut rembourser coûte que coûte sans ouvrir un débat là-dessus. Si cela se trouve, une partie de la dette est illégitime ou illégale et n’a pas servi les intérêts de la population belge. Il n’y a jamais de discussion là-dessus. Le seul débat qui est ouvert en Belgique, c’est pour savoir comment on va la rembourser et, donc, concrètement, dans quel secteur il va falloir faire des économies budgétaires. Dans nos pays, la dette se rembourse principalement par des coupes dans la sécurité sociale et les services publics. Comme dans les pays du Sud, la dette est le prétexte pour imposer des mesures anti-sociales.
Ajoutons que ces politiques d’austérité ont également des effets sur la dette des ménages. En effet, les coupes budgétaires, combinées à la précarisation du marché de l’emploi, poussent une part croissante de la population au surendettement, faute de revenus suffisants pour mener une vie digne. En Belgique, plus d’une personne sur trois qui fait appel au règlement collectif de dette (sorte d’équivalent de faillite pour lesentreprises) est surendettée sans qu’elle n’ait contracté de crédit. Simplement parce qu’elle n’a pas de revenus suffisants pour couvrir ses besoins de base (chauffage, soins de santé, alimentation, logement, etc.). Bien qu’il y ait des différences importantes entre la dette des États et les dettes privées, il y a en réalité plus de ressemblances qu’on ne le pense : des mécanismes injustes en commun...
Propos recueillis par Chloé Martens
Annulons la dette des pays du Sud pour réduire les inégalités dans le monde. Signez notre pétition sur www.annulerladette.be. Merci.