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17 avril 2019  Archives des actualités

L’indispensable travail de l’ombre du secteur politique

Interview Hélène Capocci

Lorsque l’on parle des ONG de développement, on pense naturellement aux projets de terrain, au soutien aux acteurs locaux, à ce que l’on peut expliquer de manière concrète et chiffrée. Mais, à côté de cette dimension visible, il y a le travail politique ou de plaidoyer, qui est appelé à Entraide et Fraternité à être intensifié et renforcé dans le futur. Hélène Capocci, chargée d’études et de plaidoyer à Entraide et Fraternité, explique les spécificités de la mission politique de l’association.

Juste Terre ! : En quoi consiste le travail du secteur politique d’Entraide et Fraternité ?

Hélène Capocci : Le service politique d’Entraide et Fraternité a pour vocation première d’incarner la mission politique de l’association. Nous estimons que la mission d’Entraide et Fraternité ne se résume pas à soutenir des partenaires au sud et à faire de la sensibilisation auprès de nos publics au nord, ce qui représente déjà deux très gros volets d’activités. Nous voulons aussi contribuer à voir s’opérer des changements structurels au travers d’actions en direction des décideurs, religieux ou politiques (gouvernement, ministères, parlements aux niveaux belge et européen).

Entraide et Fraternité est actif et sensibilisé à de nombreuses thématiques autour de la justice sociale, à commencer par la question climatique. Mais il est impossible d’être sur tous les fronts…

Oui, c’est pourquoi nous avons décidé de resserrer notre action sur certaines thématiques autour, bien entendu, de notre spécificité qui est le droit à l’alimentation : nous nous centrerons désormais spécialement sur l’accès à la terre parce que cela a été identifié, comme on l’a vu lors de la campagne autour des Philippines, comme un enjeu central par tous nos partenaires au sud. Mais l’objectif est de faire le lien entre les préoccupations du sud et nos actions au nord, notamment via la question du commerce international. Pour résumer, nous pensons qu’il faut mieux réguler le secteur privé afin qu’il n’entrave pas les droits (dont évidemment le droit à l’alimentation) des communautés au sud. Or, il arrive trop souvent que des entreprises étrangères investissent au sud sans consulter les communautés locales, s’approprient des terres, portent atteinte à l’environnement sur place...
Notre plaidoyer passe, par exemple, par notre participation aux négociations de l’ONU à Genève sur le traité « Entreprises et droits humains » ou alors un dialogue avec la Coopération belge sur les questions de genre dans l’agriculture au sud pour faire en sorte que les programmes d’agriculture durable au sud soient également émancipateurs pour les femmes.

Entraide et Fraternité fait partie comme ses homologues d’une série de coupoles comme le CNCD-11.11.11, de plateformes, de coalitions comme la Coalition contre la faim, de réseaux comme la Cidse (réseau international d’organisations catholiques de développement)… C’est devenu indispensable pour se faire entendre ?

Absolument, porter un message commun à plusieurs a bien plus d’impact que de mener chacun son combat de son côté. Participer aux réunions de réseaux, aux groupes de travail (genre, souveraineté alimentaire, accaparement des terres, régulation du commerce…) sur certaines thématiques au CNCD ou à la Cidse est donc une des grandes parties de notre travail. Cela permet aussi de renforcer mutuellement notre expertise. Il y a évidemment un équilibre à avoir entre ce que l’on fait de notre côté et ce que l’on fait en collaboration avec d’autres associations. En notre nom propre, nous saisissons l’occasion de la campagne de Carême et de la présence de nos partenaires du sud pour présenter nos revendications communes au ministre de la Coopération, aux parlementaires belges et européens… De même quand nous faisons venir un partenaire dans le cadre d’une étude de cas, nous allons rencontrer des décideurs politiques. C’est une façon d’établir un contact et de partager nos revendications. Ensuite, à côté de cela, nous rallions ces réseaux pour des actions communes dans lesquelles nous avons un rôle parfois de pointe et parfois uniquement un rôle de soutien selon qu’il s’agisse de nos thématiques prioritaires ou secondaires.
Cette année, il y a une énorme pression qui est mise à échelle internationale sur la thématique « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales » Cette campagne menée par plus de 150 organisations européennes aura lieu toute l’année et relayera deux revendications principales.

1. La première revendication est la fn du système ISDS (voir p.6) présent dans de nombreux traités de libre-échange et qui favorise le recours à un arbitrage privé pour trancher les litiges entre États et investisseurs privés. Ce mécanisme d’arbitrage privé permet aux entreprises de poursuivre un État en justice (et pas l’inverse) et de réclamer des compensations fnancières parce qu’il aurait pris des mesures (protection sociale ou environnementale, par exemple) qui nuiraient à leurs bénéfces. Ce système favorise trop souvent l’intérêt des multinationales par rapport aux droits des populations. De plus, l’ISDS porte atteinte à la démocratie car il dissuade les États de légiférer en faveur du bien commun sous peine d’être poursuivi en justice par des entreprises dont les bénéfces seraient menacés.

2. La deuxième revendication de la campagne concerne l’adoption d’un traité contraignant international afn que les entreprises aient l’obligation de faire respecter les droits humains tout au long de leur chaîne de production et soient tenues responsables en cas d’abus. Aujourd’hui, comme le démontre notamment le cas du Rana Plaza1, il règne une impunité qui n’est pas acceptable.

Comment l’importante thématique du climat vientelle se greffer là-dessus ?

Entraide et Fraternité a déjà fait des campagnes sur les thèmes du climat, de l’environnement, de la justice climatique. Mais, comme nous ne sommes pas une ONG environnementale, nous n’avons pas le même niveau de technicité dans nos revendications.
Si l’on prend un exemple comme les traités commerciaux, les revendications principales sont de forcer les entreprises à respecter les normes sociales et environnementales. Donc, notre porte d’entrée vers les questions de climat s’opère au travers de nos thématiques prioritaires. On travaille de manière transversale. Si je reviens à la question de l’ISDS, nous considérons que ce mécanisme peut être vu comme une entrave à la transition écologique. Pourquoi ? Car l’arbitrage privé permet à des entreprises d’attaquer les États qui prennent des mesures environnementales fortes et de l’emporter ! Cela a été le cas quand l’entreprise suédoise Vattenfall a attaqué les mesures anti-pollution de la ville de Hambourg ou la décision du gouvernement allemand de retrait du nucléaire, en réclamant des milliards d’euros. Cela prouve concrètement que ce système est un obstacle à la transition écologique et à la lutte contre le réchauffement climatique.

Il est important de montrer le lien existant entre nord et sud : comment ?

Il y a des enjeux communs mais des réalités très différentes : c’est toujours ce que l’on dit quand on parle de liens nord-sud et c’est un excellent résumé.
Plus la mondialisation et l’ultra-libéralisme avancent, plus on voit les points communs avec les pays du sud : l’assujettissement à une vision de l’économie de marché totalement libéralisée qui a des conséquences pour l’agriculture et les paysans.
Aux Philippines, cela accentue la pression sur les terres par l’arrivée de grands groupes étrangers qui s’emparent des terres, mettant encore plus les petits paysans en situation d’insécurité foncière. En Belgique, il n’y pas Del Monte qui vient planter des ananas et tuer les paysans bien sûr, mais on constate que la libéralisation de l’agriculture au travers de la PAC européenne a pour résultat de faire renoncer les petits agriculteurs et de permettre aux grosses structures d’accumuler les terres. Bref, on va de plus en plus vers une agriculture industrielle.

Quelle piste l’associatif en Belgique peut-il proposer face à cette problématique de l’accès à la terre à échelle belge ?

En Belgique, le secteur associatif est très mobilisé sur les questions alimentaires et agricoles. Par exemple, l’association Terre-en-vue, qui existe depuis 2012, a collecté 2 millions d’euros de capital social. Son but est de proposer aux citoyens de prendre des parts dans une coopérative qui permette d’acheter des terres agricoles pour les mettre à disposition de porteurs de projets agroécologiques, non propriétaires donc mais détenteurs d’un bail qui leur assure la liberté de culture au sein d’une charte environnementale. C’est une mise en pratique de la vision du bien commun. Cela vaut pour des nouveaux agriculteurs comme pour ceux qui sont déjà installés mais en danger de mettre la clef sous la porte.
Aujourd’hui, Terre-en-vue encourage des nouveaux projets agricoles. Quand le secteur politique d’Entraide et Fraternité se rend au Salon Valériane ou à la Petite Foire de Libramont, c’est pour expliquer ce parallèle entre nord et sud. On y a évidemment affaire à des gens sensibles à cet argumentaire. C’est souvent plus compliqué avec les décideurs politiques qui préfèrent cloisonner les débats. La force du message de la souveraineté alimentaire est là : ce n’est pas « juste » défendre les petits paysans du sud, c’est prendre conscience que ce système a des pendants chez nous et que des changements structurels doivent être apportés. Une fois que nous faisons se rencontrer un agriculteur du Burundi et un agriculteur wallon, ils se rendent compte qu’ils sont confrontés à plein d’enjeux communs.





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